Dijon envoyé spécial

Il faudrait traîner dans cet endroit tous les néo-managers de la télévision française, privée comme publique. Ce n’est pas compliqué. Une heure quarante de TGV depuis Paris, le bus n° 9 , arrêt Alfred-de-Musset, et on se retrouve dans un studio télé peu ordinaire. L’endroit, dans un quartier proche du centre de Dijon, s’appelle l’Usine. Désaffectée. Dans la cour, un camion grue est couvert de guirlandes multicolores, à l’occasion du festival Nouvelles Scènes. Calfeutré dans un pull camionneur, Pierre Huyghe «meurt de froid» en calant les derniers détails de sa grille de programmes. Artiste parisien de 35 ans, il est l’un des rares, avec Fabrice Hybert, à se colleter à la télé.

Oui, cet homme aux cheveux courts et bruns, au look «sortie de concert à l’Elysée-Montmartre», est patron de chaîne. Une chaîne locale, temporaire et expérimentale qui émet jusqu’au 14 novembre sur le canal 48, sur Dijon et sa région. Elle s’appelle Mobile TV, et, contrairement à ses concurrentes parisiennes, son nom signifie quelque chose. «La télévision aujourd’hui, ce sont des images qui arrêtent, qui nous ralentissent», explique Pierre Huyghe. A l’inverse, et à sa petite échelle, Mobile TV veut donc littéralement les faire bouger, les questionner. Pour cela, il faut être entièrement maître de sa «chaîne de production». Cela coûte 300 000 F, le prix d’une dizaine de minutes du journal de PPDA. L’argent a été réuni avec l’aide, entre autres, de la Fondation de France, de la ville de Dijon et de la région Bourgogne. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel a donné son accord, ainsi que TDF, pour l’antenne émettrice. Bref, Mobile TV n’a rien d’une télé pirate.

Expériences. De la même façon, ce n’est pas une libre antenne dans le sens où l’on y ferait n’importe quoi. Mobile TV évitera donc le piège de l’activisme artistique et vociférant. «Je ne veux plus m’opposer aux choses par une critique radicale ou institutionnelle, je veux faire avec, avancer par propositions.» Et de citer Gilles Deleuze qui disait: «N’interprétez jamais. Expérimentez!» Le projet est beau, sur le papier comme à l’écran.

Le télézappeur dijonnais, tombé par hasard sur le canal 48, fera des rencontres. De celles qu’on fait dans les cinémas, dans les bars, lors d’après-concert, dans la rue » Une discussion longue entre DJ Cam et DJ Yellow, un petit reportage sur les Tamagochis, la Jetée de Chris Marker, le Voyeur de Michael Powell » Jusque-là, on pourrait dire: rien de bien neuf. On pourrait trouver des émissions similaires en zappant de TF1 à MCM. Mais, au milieu de ces programmes plutôt classiques, se glissent des OVNI, des petites ou grandes séquences saisissantes, à la manière d’une ligne de basse, d’un riff de guitare ou d’un scratch dans un morceau de musique. Il y a, par exemple, cette séquence diffusée en octobre dernier, baptisée Fins de films et réalisée par Dominique Gonzalez-Foester: un montage de séquences finales de certaines oeuvres comme la fin bouleversante d’A travers les oliviers de Kiarostami. Autre séquence: le montage de vieux journaux télévisés envahis par des salariés en colère. Qui se souvient de Roger Gicquel, de PPDA et d’Henri Sannier se faisant déposséder de leur JT, le prenant très mal et invoquant «le journalisme qui ne cède pas à la pression» pour se défendre?

Agencement. Mobile TV, c’est ça: une sorte d’échantillonnage télévisuel, sensé, à l’exact opposé du recyclage de déchets des Enfants de la télé, d’Arthur. Pierre Huyghe préfère parler d’«agencement» des images, des films, des thèmes, des langages. Mais aussi des gens. Depuis que Mobile TV émet, des quidams ou des vedettes, des jeunes et des vieux viennent sur le plateau. Là encore, celui-ci n’est pas ouvert à tous vents. Il faut prévenir, avoir quelque chose à dire. Mais n’importe qui peut venir. Mobile TV n’est pas non plus une télé locale au mauvais sens du terme. «Les reportages de France 3 Régions sur la culture des poireaux, cela me déprime», lâche Huyghe. A son niveau, Mobile TV veut remettre en cause le «temps télévisuel», montrer qu’on peut sortir de l’enchaînement «pub-infos-pub-météo-pub-film-pub». «Une chaîne de télévision donne ce que le plus grand nombre attend, mais le général n’existe pas. Je veux retrouver des désirs singuliers, le goût du spécifique.» Et si les gens zappent, la trouvent trop abstraite, trop intello? «Tant pis, ils zapperont. Mais au moins cela aura provoqué quelque chose.» Mobile TV travaille sur un fil fragile, entre résistance au modèle télé dominant et volonté de se réapproprier l’outil. Que ferait Pierre Huyghe si une équipe de TF1 débarquait pour le filmer? «Je ne sais pas, s’ils me prennent la tête, je les vire. Mais la meilleure attitude serait de renverser le rapport. En faisant un documentaire sur eux.»

Mobile TV jusqu’au 14 novembre sur le canal 48, à Dijon.